Je viens de lire une annonce pour un projet d’habitat partagé porté par un bailleur social. « Imaginez, avec vos futurs voisins, la vie collective au sein de votre immeuble. Co-concevez votre logement avec l’architecte… Livraison prévisionnelle 2024 ».
Après avoir passé 2 ans à imaginer un tel projet avec 3 autres familles, projet lui aussi porté par un bailleur social, je viens de quitter l’aventure avec mon amie. En tant qu’ex futur habitant (mais aussi programmiste & facilitateur), je suis interpellé par la promesse de l’annonce. En tout cas, voici quelques enseignements que je tire de mon expérience afin de rendre l’habitat partagé plus accessible, et faciliter globalement les opérations impliquant des futurs habitants :
Gérer la frustration : ne pas précipiter l’arrivée des futurs habitants
En 2 ans, nous sommes passés d’une situation où tout était possible, à un projet fruit de l’adaptation de multiples contraintes architecturales, techniques ou financières. Si le processus est compréhensible pour un professionnel, il l’est un peu moins pour un habitant. Perdu dans la complexité de l’opération, il en vient même à se demander quelles sont ses réelles marges de décision ! Au fil du temps, le niveau d’ambition diminue, le rêve s’abime, les frustrations arrivent.
Lorsqu’on achète une nouvelle voiture, nous n’avons pas connaissance des frustrations de son concepteur. Peut-être qu’il regrette qu’elle ne soit pas plus grande, spacieuse ou vitrée. Peu importe, si celle-ci répond à nos attentes, nous sommes contents de notre achat! En étant au cœur du réacteur de la machine de production du logement, le futur habitant prend conscience de toutes les difficultés, éventuellement renoncements, auxquelles il a dû faire face. A la fin, ce sentiment peut être responsable d’une certaine amertume, voire d’un départ prématuré du groupe.
Sur mon projet, de la phase d’émergence du groupe/programmation à celle du dépôt de Permis de Construire, 2 foyers sur 4, potentiellement 3, sont partis. Si le projet immobilier se maintient, la dynamique collective est totalement à reconstruire.
Pour y remédier ? Pourquoi vouloir absolument associer les futurs habitants dès les premières phases du projet ? Pour la qualité d’usage ? Elle peut être atteinte autrement (focus groups, habitants experts, retour d’expérience,…) Pourquoi ne pas attendre la dernière année avant livraison pour constituer le groupe et être dans le concret? Faire en pensant, plutôt que penser sans faire. Il peut être proposé une architecture assez modulable et simple (qui ne veut pas dire banale) pour que le nouvel occupant s’approprie logement et espaces collectifs laissés partiellement bruts. Eventuellement les travaux pourraient être faits en auto-construction. Ce dispositif peut convenir à des personnes sensibles à la vie collective, qui ne seraient pas assez militantes pour attendre plusieurs années l’aboutissement du projet. Quand on observe le nombre de foyers présents au début d’un projet qui s’installent réellement dans celui-ci, une fois réalisé, on peut se dire que ce profil d’habitants n’est pas si marginal.
Cette réflexion en amène une deuxième : En habitat partagé (soutenu par des bailleurs sociaux) recherche-t-on à concevoir son logement idéal (s’il tenté qu’il en existe un!), porter un projet écologique ou bien vivre en collectif ? Pour avoir accompagné plusieurs projets d’habitats partagés portés par des bailleurs en tant que professionnel, la réponse n’est pas si évidente. L’enjeu économique prime bien souvent par rapport aux attentes de vie commune ou d’écologie comme ce que l’annonce lue précédemment semble vouloir nous le dire. Est-ce un problème ? Assurément, non ! A l’instar du « green gap » qu’a mis en évidence la professeure Adeline Ochs à l’Audencia Business School sur les comportements de consommation, il existe un décalage entre la manière dont sont aujourd’hui vendus les projets d’habitats partagés et les attentes réelles des futurs habitants. Un changement marketing à opérer, un élargissement des prétendants à espérer !
Anticiper, anticiper…prévenir l’essoufflement du groupe (et gagner en rapidité !)
Presque à chacun de nos points d’étape, il nous a été annoncé un retard : demandes complémentaires du service instructeur, déclassement non anticipé du foncier, évolution des couts des matériaux, covid,… évidemment il y a des facteurs endogènes et exogènes à l’opération. Toutefois les démarches de programmation génératives ou conception intégrée, où l’en réunit tous les acteurs du projet autour de la table au même moment, ont fait leurs preuves. Instaurer une culture du dialogue entre tous, chacun à sa juste place, et avec une approche transversale de l’opération permet d’éviter les décalages entre vision politique et contraintes techniques, ambitions programmatiques et faisabilité du projet,… jouer collectif, c’est gagner en anticipation, donc en qualité, et aussi en temps.
Et ce dernier point n’est pas neutre quand on sait qu’un projet d’habitat partagé peut aller de 4 à 8, voire 10 ans (et encore s’il sort de terre…). En moyenne, les changements professionnels se font tous les 3 à 5 ans, le taux maximum de séparation intervient 5 ans après le mariage (évidemment pas besoin de se marier pour un habitat partagé, par contre cela donne une certaine idée de la longévité d’un couple quand bien même celui-ci annonce s’aimer et se chérir pour la vie…) on voit bien le décalage entre le temps court de nos vies et le temps long des projets.
On ne réfléchit, ni agit de la même manière quand on est professionnel et futur habitant, là où le premier pense avec sa tête, le second avec ses tripes. L’expérience est intéressante à vivre. La question cruciale du temps n’est évidemment pas abordée de la même manière. « Ce n’est pas assez rapide » disent les uns, « C’est compliqué, cela demande du temps » disent les autres. Mais où est la vérité ? Probablement dans la méthode…